Paroles. La revue consacre un numéro spécial aux convergences entre roman, poésie et variété.
Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL
Deux scènes de la littérature démontrent l’aiguillon existentiel que représente une chanson. Et ce n’est pas trois fois rien. Roquentin, dans la Nausée, de Sartre, entend Some of These Days, qui lui «permet d’échapper à la contingence de l’existence», rappelle Michaël Ferrier, dans la dernière livraison de la NRF sur cette association à première vue dissonante, entre littérature et chanson, qui se révèle généreuse (1).
Autre image forte, citée par Annie Ernaux, la mort d’Emma Bovary. L’héroïne agonise, le curé psalmodie quand soudain, venue de la rue, la voix rauque d’un aveugle fredonne : «Souvent la chaleur d’un beau jour/ Fait rêver fillette à l’amour.» Air entendu du temps des rendez-vous avec Léon. «Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante», écrit Flaubert. «Emma saisit avec effroi l’inanité de ses rêves, l’absurdité de sa vie», estime Annie Ernaux, qui livre sa playlist d’amour et de mort.
Allons donc, la chanson, un art mineur à la différence de la littérature, dixit Gainsbourg ? «Un art impur. Un entre-deux. Elle n’est ni la musique ni la poésie», dit Jean-Yves Masson. Parler de chansons fait immanquablement affleurer l’enfance, la nostalgie. Il y a ces familles qui méprisaient la variété, ceux qui ont grandi avec Callas, Ferré ou le rap au gré des générations. «L’esprit ne se met pas en musique», jugeait Stendhal, cité par Vincent Delecroix. Mais chanter est de l’ordre de l’exutoire, notait aussi Michel Leiris, permettant au même Vincent Delecroix de ne voir «plus alors de différence entre le chant et la littérature».
Que dit le poète quand le chanteur lui emprunte ses vers ? «Je trouve très naturel qu’un homme qui fait des chansons, un homme du talent et de la sensibilité de Léo Ferré, prenne quelque chose de moi, j’en suis même absolument honoré, et je suis même très intéressé à ce qu’il fait, en coupant ainsi, en distribuant les choses : c’est comme s’il pratiquait une critique de ma poésie», répond Aragon dans un bel entretien inédit avec Francis Crémieux. Au côté des écrivains, deux chanteurs, grands lecteurs, s’expriment aussi. Serge Lama : «La chanson se doit d’être reçue dans l’instant.»Bernard Lavilliers dit toujours attaquer par la mélodie et rectifie : «La chanson n’est pas "un art mineur", comme le disait Gainsbourg avec son côté provocant et dandy, "c’est super difficile de faire une chanson, on est limité au niveau des mots, et dans le temps. Un art d’écrire elliptique."» Une conciliation.
(1) «Variétés : littérature et chanson», sous la direction de Stéphane Audeguy et Philippe Forest, «la Nouvelle Revue française», n° 601, juin 2012, 224 pp., 19,50 €.
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Interview de Philippe Forest sur RFI dans l'émission culture vive
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