Article de Paul Giannoli publié dans Jour de France n° 1361 du 31 janvier 1981 au 6 Février
Il parait que Serge Lama possède un appartement. Quelques photos et une émission de télévision l’ont montré dans sa cuisine brouillant des œufs ou associant des condiments. En robe de chambre, il avait un peu l’air d’un retraité ou d’un cadre supérieur en relax du dimanche. Cette image ne lui plait pas beaucoup, car Lama c’est l’action, le défi, la performance.
Tout ce qui ne ressemble pas à un ring ou à une arène lui est secondaire. Mais il faut bien dormir quelque part…
Des femmes l’accueillent, qui n’ont aucune chance de le voir s’attarder : les bras comme les murs, tout lui est prison. « Elles » se plient toutes à sa loi et acceptent les zigzags de ses courtes présences et de ses longues absences. Mais voilà qu’une très jeune fille de dix-sept ans, Valérie Peci, peut se flatter d’avoir rendez-vous avec Lama chaque soir pendant trois mois et d’être assurée de passer au moins quatre minutes avec lui. L’héroïne de ce véritable exploit est la jeune danseuse que Serge a choisie entre cent pour illustrer sa chanson « Ballerine ». Elle est sur la seine du Palais des Congrès et elle virevolte tandis qu’il chante « Ballerine…Ballerine… »
Il y a pourtant une femme secrète. Petite lueur dans l’ombre, elle attend ses retours et ne pleure jamais sur ses départs. Combien de fois le verra-t-elle d’ici le 5 avril ? Pendant trois mois, il a chaque soir rendez-vous avec trois mille huit cents spectateurs du Palais des Congrès. Ce n’est plus la recherche de l’exploit, c’est une habitude. Cette année encore, ils seront à peu près trois cent mille à venir. Si les dates le permettaient, il pourrait même y rester plus longtemps et avoir six cent mille spectateurs et pourquoi pas un million?
L'addition finale ne lui donne aucun orgueil. Sa vraie joie, ce sont les trois mille huit cents personnes qui sont là chaque soir. Même lorsqu'il ne chante pas, au Palais des Congrès, sa présence rôde dans les couloirs qui ressemblent aux coursives d'un immense paquebot. En éclatant de rire, il dit : «Je suis le fantôme de ce vaisseau». C'est Serge Lama qui a rompu les sortilèges de cette cathédrale moderne de la porte Maillot. Les artistes avaient peur d'affronter cette salle gigantesque et son champ de fauteuils dont le bout se perdrait presque dans la brume. Le premier, il a osé et il a gagné. Superbement. Après lui les autres ont su que ce désert pouvait se peupler, que des bravos pouvaient y jaillir comme des sources. Ils ont tous suivi : Sylvie Vartan, Julien Clerc, Michel Sardou, Chantal Goya, Shirley Mac Laine, Thierry Le Luron, Raquel Welch et même Sinatra le roi.
L’image insistant sur sa ressemblance avec Bonaparte au pont d'Arcole est maintenant un cliché usé mais elle peut servir, une fois encore, pour souligner que c'est lui. Lama, qui s'est aventuré sur ce pont d'incertitudes et d'appréhensions entre le Palais des Congrès et les artistes. Derrière lui, c'est la foule puisque Robert Hossein y a entraîné les grandes figures de la Révolution française et tous « Les Misérables », en attendant Jésus-Christ et ses apôtres !
Il s'est, bien entendu, et comme toujours, installé au Méridien (« l'hôtel de l'autre côté de la rue ») pour ces trois mois à venir. Ceux qui en déduisent qu'il choisit cette proximité pour des raisons de pratique et de confort se trompent. Lama n'est pas un homme de pantoufles, cela est connu et il ne faut pas l'imaginer sortant de sa chambre douillette après avoir bu une camomille pour entrer sur scène, tel un percepteur qui habiterait à côté de sa perception. Non, ce n'est pas cela que Serge aime dans les hôtels. Derrière leurs portes à numéro, entre leurs murs aux couleurs pastel, le long de leurs chemins de moquette uniforme, dans le chuintement de leurs ascenseurs luisants régnent le provisoire et l'incertain, l'imminence du départ et la fièvre de l'arrivée, l'occasion d'aventure et l'émerveillement de la rencontre d'une inconnue.
« Un hôtel est suspendu dans le temps et dans l'espace – dit Serge Lama -, il n'y est pas ancré. Il flotte, il change de cap. Il surprend, il dépayse. » Mais il est un autre aspect des hôtels qui coïncide avec ce qu'est et ce que veut Lama : c'est que tous les hommes dont les métiers sont de haut risque passent dans des hôtels. Le torero dans la ville où il entrera peut-être dans l'arène pour la corrida de sa mort; le pilote de Formule 1 qui risque chaque fois de ne pas terminer, le boxeur à quelques centaines de mètres du carré cerné de cordes où la déchéance et le triomphe l'attendent, chacun dans son coin. Voilà pourquoi le combattant, le fonceur, le gagneur installe à l'hôtel comme tous ceux de sa race.
De ma chambre, il me semble presque entendre la rumeur de l’arène qui se remplit... Après la représentation, lorsque je rentre, je sais que la salle est là, toute proche, et que l'excitation et le bonheur des spectateurs y traînent encore. »
Lama s'est ajouté, cette année, la dimension d'un orchestre d'une quarantaine de musiciens. Les accompagnateurs habituels restent au cœur de cet ensemble devant lequel il va interpréter trente-huit chansons dont quinze totalement inédites. Deux d'entre elles sont déjà des succès : Le dimanche en famille » et « La vieille et le brocanteur ». En première - qu'il veut «intime», il chantera « Les ballons rouges », « La chanteuse a vingt ans », « Mon ami, mon maître », mais pas un seul de ses « tubes », ce qui est encore une façon de prendre des risques.
Sa moisson de nouvelles chansons, il l'a préparée au hasard des tournées, parfois en voiture, souvent sur la table d'un restaurant presque désert dont il était, à deux heures du matin, le dernier client. Il peut jeter ses mots sur n'importe quelle surface : « J'adore l'envers des menus, le dos des prospectus, les bouts de factures. Mes poches sont sans cesse pleines de petits bouts de papier qu'il faut qu'on ramasse et qu'on classe derrière moi, sans cela je les perdrais. »
Il y avait plus d'une heure que j'étais dans la loge de Lama, il était presque dix-neuf heures et je m'étonnais de ne pas le sentir tendu, fébrile à l'approche du moment de son entrée en scène « Je sais que la plupart des chanteurs aiment se concentrer et souhaitent être seuls; moi c'est tout le contraire : jusqu'à la dernière minute, des gens entrent dans ma loge et me parlent. Je me rase en leur répondant, je passe mon costume de scène en plaisantant avec eux. J'ai l'impression que cela commence à établir le courant qui passera entre les spectateurs et moi.
- Entrer en scène et jouer chaque soir le tout sur le tout ne produit aucune modification en vous?
- C'est bien avant que se produit cette modification. Une de mes amies qui m'accompagne en voiture là où je vais chanter me regarde souvent et me dit : « Ça y est! Tu commences à prendre ta tête d'artiste. » Je ne sais pas ce qu'elle veut dire, mais c'est vrai qu'il se produit un changement intérieur qui doit certainement se voir. Le Lama qui entre au Palais des Congrès est différent de celui qui était dehors, celui qui se prépare dans la loge est encore un autre, et celui qui entre sur scène n'est plus du tout le même. C'est inexplicable : on dirait que le corps change et qu'on devient star.
Dans la vie, je suis plutôt simple et sans prétention, mais dès que je sens la scène, je deviens orgueilleux et j'ai presque envie de dire : « C'est moi. Me voilà ! » J'imagine que les matadors ressentent la même chose. »
On a frappé très discrètement à la porte, une très jeune et très jolie fille est apparue et a dit :
« Bonsoir Serge, je suis arrivée. » Puis la porte s'est refermée sur cette charmante apparition. Serge Lama l'a suivie des yeux, comme s'il pouvait encore la voir à travers la porte. Il s'est tourné vers moi en fredonnant « Ballerine... Ballerine... » « C'est Valérie, ma ballerine, elle est tellement mignonne qu'il faut la protéger des ogres. - A commencer par vous? »
Alors Serge Lama part de ce rire unique, tonitruant, roulant comme le tonnerre dans le défilé de Ronceveaux. Un rire qu'aurait pu décrire Charles Perrault. Un vrai rire d'ogre.