01.12.2009
1 Décembre 2005: Sélection du Reader's Digest
Couverture française
Couverture belge
LA GOUAILLE GENEREUSE
par Stéphane Calmeyn
Face à face avec Serge Lama – Sélection du Reader’s Digest – Décembre 2005
LA MAIN TENDUE vers l'horizon des projecteurs, seul au milieu de la scène, Serge Lama reste immobile. Une bonne minute, et il n'a pas bougé. Son Spectacle est terminé, les ultimes notes de « Je suis malade », envolées. Il pourrait saluer et regagner les coulisses, mais il attend. Que l'applaudimètre explose. Que le public se lève. Ce qu'il fait, le public, en animal dompté. Une fois la salle debout, le chanteur s'ébroue lentement et libère un sourire de matador comblé. Après quarante-deux ans de carrière, Lama aime toujours autant l'arène.
Cent mille spectateurs ont déjà applaudi son « Ac-cordéomssi-mots » depuis 2004, spectacle embalant où il joue la retenue avec, pour tout orchestre, le seul « piano à bretelles » du virtuose Sergio Tomasi. Les deux compères repartiront sur les routes de France dès février prochain. Non sans semé ces Jours-ci le CD et le DVD du tour de chant. Magissi-mots !
Stéphane Calmeyn : Qu'apprend-on de neuf sur Serge Lama dans « Accordéonissi-mots » ?
Serge Lama : Certains spectateurs me disent qu’ils ont déjà vu une bonne vingtaine de fois. On s'y retrouve donc rapidement entre amis. Mais, là, ils me découvrent plus libre, puisque nous ne sommes que deux sur scène. Je bouge sans contrainte. J'interprète différemment des succès qu'ils connaissent par cœur. Au départ, mon but était de remercier la France profonde, pas celle des grandes villes. D'aller voir les gens chez eux avec une mécanique légère qui permette de tourner dans des salles de 300 à 2000 places.
S. C. : On la dit morose ces temps-ci, cette France que vous sillonnez. Partagez-vous cette opinion?
S. L. : Je suis mieux placé que les politiques pour savoir que ça va mal. J'échange beaucoup avec les gens après le spectacle. Ils me le disent : l'argent qui manque, les usines qui ferment... Les artistes prennent la température du pays. Avec nous, le public oublie, ou transforme, ses soucis quotidiens à travers des chansons qui, pourtant, lui parlent de ses soucis, de ses amours ratées et du temps passé. Ce temps qui est comme un couteau planté dans le présent de la plupart des gens. J'ai, par exemple, un énorme succès avec « L'Algérie ». Ce n'est pas un hasard. Cette période terrible reste une blessure profonde pour ceux qui l'ont vécue. Et les plus jeunes dans la salle, qui n'ont pas « fait » l'Algérie, voient dans ce pays une sorte de mythologie solaire.
S. C. : Mythologie véhiculée par la chanson : «Même avec un fusil, c'était un beau pays »...
S. L. : C'est la seule phrase qui fait référence à la guerre elle-même. Car, en fait, c'est un texte sur quelqu'un qui découvre l'Algérie et en est ébloui. Le vrai sujet est là : l'éblouissement. Le
« même avec un fusil » indique simplement la situation générale.
S. C. : A onze ans, en passant devant l'Olympia avec votre père, votre regard est attiré par le nom d'Eddie Constantine accroché en énormes lettres rouges sur la façade. Et vous dites : «C'est là que je chanterai quand je serai grand... » !
S.L. : Authentique ! Mon père chantait en face, au Théâtre des Capucines, une salle qui me paraissait miteuse. Il doublait Georges Guétary dans « La Route fleurie ». Il était en fin de carrière, gagnait péniblement sa vie. Et, de l'autre côté du boulevard, il y avait l'extase, l'or, cet Olympia tout juste ouvert, où se produisaient ceux qui nous faisaient rêver, comme Bécaud. C'était en février 1954.
S. C. : Cet hiver 54 était aussi celui de l'appel de l'abbé Pierre...
S.L. : II gelait à pierre fendre. Ça a été épouvantable pour tout le monde. Mais, pour moi, il s'est passé une autre catastrophe cet hiver-là, une brisure dont je ne me suis jamais remis : mon père, que je voyais se maquiller le soir pour chanter aux Capucines, a tout d'un coup décidé d'arrêter le métier. Poussé par ma mère, il est devenu voyageur de commerce. Un matin, je l'ai vu partir à Vélosolex comme vendeur de bière dans les cafés. Le soir même, il est rentré épuisé, transi dans sa grosse canadienne. C'était la première fois qu'il ne pratiquait plus son vrai métier, celui que je voulais faire. II était sorti de mon rêve. Il était devenu un autre.
S. C. : Par la faute de votre mère, donc…
S. L. : C'est assez compliqué à expliquer. Enfant, les gosses de mon âge ne m'amusaient pas trop, je vivais plutôt avec des adultes. Les premiers d'entre eux étaient mes parents, bien sûr. A Paris, nous vivions dans une chambre de 4 mètres sur 4, à l'Hôtel moderne. Il y avait juste le grand lit, le lavabo, mon petit lit et une table. Rien ne m'échappait des conversations. Quand mon père rentrait le soir du théâtre, ma mère l'engueulait parce qu'il avait un quart d'heure de retard. Il n'avait droit à aucune liberté. Ma mère était une femme abusive et d'une jalousie féroce. J'ai entendu ces engueulades pendant des années. Lui, il subissait. Un jour, il a failli la quitter. Il est venu m'en parier en pleurant. Je lui ai dit : « Ce n'est pas une vie. Tu aimes ce métier. Quitte-la ! » Finalement, il n'a pas été assez courageux pour le faire. Il me disait : « Et toi, qu'est-ce que tu vas devenir ? » « Moi, je bougerai entre vous deux. Je vivrai de toute façon mieux qu'aujourd'hui.»
S. C. : A vos débuts, en repensant à la carrière de votre père depuis le Grand Théâtre de Bordeaux jusqu'aux Capucines à Paris, vous est-il arrivé de vous dire que vous ne commettriez pas certaines de ses erreurs ?
S. L. : Oui! Et c'est pour ça que j'ai été considéré, surtout à mes débuts, comme un misogyne. Pour moi, à cause de ma mère, la femme était forcément castratrice. J'ai mis longtemps à comprendre qu'elle pouvait aussi aider un homme à réussir. Si ma mère avait été de celles-là, je pense que mon père aurait réussi. Je me suis protégé des femmes tout en étant attiré par elles. Dès que l'une d'elles montrait la moindre velléité d'autorité, c'était tout de suite la rupture. Je crois que ça m'a été utile : beaucoup de mes collègues de l'époque, bourrés de talent, se sont mariés trop tôt, ont fait des enfants, donc ont eu charge de famille, alors que notre métier ne le permet pas au départ. On ne doit penser qu'à soi et à ce que l'on fait. Cela, je l'avais compris par l'exemple de ma mère. Ça m'a donné une force supplémentaire, même si c'était douloureux à vivre.
S. C. : Dans « La chanteuse a vingt ans », inspirée par Marlene Dietrich, vous dressiez le portrait d'une artiste vieillissante face à la gloire. Vous qui avez abordé le cap de la soixantaine en public, vous arrive-t-il de vous imaginer sur scène dans dix ou quinze ans ?
S. L. : Je sais que maintenant, quand je la chante, les gens l'assimilent à moi. Ce qui m'intéresse surtout, c'est de me sentir libre aujourd'hui. Mon ambition m'a empêché de l'être entre onze et trente ans. Ensuite, les contraintes du métier m'ont corseté jusqu'à la cinquantaine. Maintenant, je me sens libre. C'est un avantage énorme. J'ai mes doutes. Je suis devenu un être humain complet. Et je suis beaucoup mieux dans ma peau que je ne l'ai jamais été. Voilà ma vérité.
Fin
07:38 Publié dans 2005, La presse des années 2000 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : serge lama
Commentaires
Eh bien !!! Ca c'est de l'interview!!
Écrit par : Zou | 07.05.2006
superbe document ! vraiment ! je suis d'autant plus ravie que je ne l'avais pas lu.
Je l'ai eu...et je l'ai perdu...
Grace à toi, je l'aurais connu !
Écrit par : isabelle | 07.05.2006
En fait, les paroles de Serge peuvent être celles de beaucoup d'hommes. Cette liberté qu'on ressent à un moment de sa vie et qui vous donne une force incroyable qui permet de SE DONNER. Comme il le dit merveilleusement bien : un être humain complet.
Écrit par : Georges | 15.05.2006
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